Mélina

1 - Espace, couleurs et figures du paradis

2 - Le veilleur ou l'art des couleurs du jour et de la nuit de Mélina

 

1 - Espace, couleurs et figures du paradis.

Pas de frontière au Paradis - Acrylique sur toile, triptyque 120 x 180

Pas de frontière au Paradis ! C’est une affirmation forte par laquelle pourrait s’ouvrir un traité de théologie. Mais c’est d’abord et surtout le titre du remarquable triptyque que, parmi les différentes toiles que Mélina y expose cet automne, le visiteur de la Galerie Bôkaz ne devrait pas manquer de distinguer. Il sera en effet tout aussitôt frappé par ce qui donne à cette œuvre une dimension inattendue, à savoir une représentation proprement picturale du Paradis dont la figure, sous les espèces particulièrement expressives et joyeuses du rire des trois personnes qui y sont à demeure, n’est pas forcément celle à laquelle la tradition chrétienne nous a habitués. Encore comprendra-t-on que s’étant donnée pour tâche de figurer quelque chose du Paradis, voire de sa jouissance - dont l’autre nom est la béatitude - cette peinture se trouve par là même porteuse d’un fond théologique latent. Et à suivre cette orientation, peut-être pourrions nous, afin d’en jouir ici-bas nous aussi, retrouver une part de ce fondement en se montrant attentif à la traduction picturale que Mélina nous en donne, dans une figuration où le traitement de l’espace et de la couleur est majeur et singulier.

*

L’espace qui sied à la représentation du Paradis n’a rien en effet d’un espace anonyme. Pour être sans frontière, le Paradis de Mélina n'est pas cet espace unique et homogène inventé par les artistes du quattrocento et dont la modernité en peinture s’est depuis longtemps affranchie. A rebours de ce que montre Le Paradis du Tintoret, un immense paysage où tout le monde se répand comme il l’entend, le Paradis de Mélina revêt la forme d’un espace compartimenté en lieux qualifiés, chacun d’eux ayant, nettement délimités par un pan de triptyque, un arrière monde avec ses couleurs propres, et où l'emploi des primaires se double de celui des complémentaires. Pour autant, le titre retenu par Mélina n’a rien d’une antiphrase car si la béatitude, dans les termes où s’en fait l’écho Saint Augustin dans ses Discours sur les Psaumes, est attachée à la contemplation de la face de Dieu - « Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu » (Matthieu 5, 8) - le Paradis ne peut être qu’un univers où l'absence de frontière spirituelle lui donnant son caractère universel de fraternité n'exclut pas le lieu de jouissance déterminé et distinct propre à chacun, le Paradis vécu étant celui qu’il convient d’habiter pour vivre grâce au regard de Dieu. Omnivoyant, Dieu peut en effet nous voir tous et en même temps, et partout où nous nous trouvons ; mais parce que la place qu’il occupe est inassignable, nous ne pouvons quant à nous le voir que d’un seul point de vue, celui où, hôte accueillant, il nous réserve un Paradis personnalisé. Selon Mélina, l’espace du Paradis, celui d'un transcendant ciel bleu pour tous, se scinde même en fonction de la couleur de la peau qui, en sus de l’âge et du sexe, pourrait symboliser la différence et la singularité de chacun, la fraternité n’étant pas synonyme d’uniformité. Il n’y aurait en conséquence rien d’abusif à imaginer que le Paradis ressemblât à un ensemble d’îles paradisiaques, et pourquoi pas à quelques terres des Caraïbes avec leurs populations mélangées, dont l’origine colorée est triple : amérindienne, européenne et africaine - un Royaume divin de cette sorte étant, révélateur de sa nature théologique, constitué de lieux de jouissance où se conjuguent l’universalité de Dieu et ce qui appartient à chacun. 

N’est-il pas dès lors suggestif que le Paradis de Mélina, celui de l’accueil individualisé des enfants de Dieu, se trouve rejoindre les développements les plus élaborés de la théologie franciscaine ? Assurément, car la conclusion de cette théologie, promue par Duns Scot dans la cadre de la doctrine nominaliste, est incontestablement dans ce sens : si le judaïsme est synonyme de parole de Dieu s’adressant à un peuple, le peuple d’Israël, le christianisme est lui parole de Dieu s’adressant à chacun individuellement, l’appel des disciples – Pierre, Paul, Jean et les autres - se faisant par une parole personnelle, ce qui, en bref, veut dire que le Dieu de Mélina est comme celui du nominalisme franciscain : il n’accueille pas des hommes en général, des hommes conceptuels, mais des individus singuliers, soit chacun de ses enfants en particulier. 

Reste à savoir si la figuration du Paradis, marquée par des éclats de rire dont on devine le retentissement, suit une orientation identique, ce qui revient à s’interroger sur l’obédience théologique dont une telle figuration pourrait être plus spécialement l’expression. Si l’on forge l’hypothèse que l’espace, les couleurs et les sons se répondent, le rire des enfants de Dieu paraît à cet égard éminemment signifiant : parce qu’ils jouissent tous de Dieu, et sous la forme d’un immense éclat de rire les obligeant à se tenir le ventre, il y a lieu de parier que, dans son essence même, le Paradis de Mélina est fait d’une ludique jouissance corporelle. Le regard moqueur des enfants de Dieu n’indique-t-il pas, en outre, que nous pourrions devenir leur risée si nous pensions le contraire ? De surcroît, ne rient-ils pas à cet égard facilement « jaune », ainsi que pourrait le suggérer leur couleur acidulée ? Si donc nous ne saurions douter du caractère réaliste d’un tel Paradis, nous pourrions peut-être aussi soutenir que la spécificité sexuelle y est sauvegardée, puisque, au ciel comme sur terre, les filles qui rient s’exposent parfois à des incontinences du type de celles dont on ne peut s’empêcher de deviner les traces sur le siège de la riante jeune femme rose. C’est dire, en d’autres termes, que les corps glorieux de la résurrection qui nous sont ici montrés sont envisagés à partir d’une dimension fondamentale de l’existence, le rire étant le propre de l'homme, comme nous l'apprend Aristote. Tout cela est de surcroît judicieusement exhibé car, comme le soutiennent bien des théologiens aujourd’hui - on pense en particulier à ce qu'en dit le philosophe Emmanuel Falque - l'expérience de Dieu demande à être pensée à partir de celle de la vie : si l’expérience de la naissance permet de comprendre la résurrection, pourquoi l’expérience spirituelle et corporelle du rire ne permettrait-elle pas d’appréhender quelque chose de la béatitude future ou de son exclusion ?  

Une telle interrogation paraît d’autant plus indiquée qu’elle rejoint la précédente et permet d’y répondre en disant que le fond théologique sur lequel repose l’expressive figuration du Paradis de Mélina pourrait être celui d’une théologie du corps. Ainsi pourrait-elle s’apparenter, tant elle est répandue dans les Caraïbes, à la spiritualité Vaudou, dont la possession volontaire et provisoire des corps par les Esprits au cours du rite est une dimension essentielle, ou encore, pour la citer une fois de plus, à la théologie franciscaine, car si le christianisme est toujours une religion du corps – celle du Verbe qui s’est fait chair - toutes les théologies chrétiennes ne sont pas à cet égard égales : si celle des dominicains est  tournée vers l’intellect et le Livre, celles des franciscains est orientée vers le corps et la nature. 

*

Au total, s’il est vrai que l’art de peindre, suivant la belle formule d’Eugène Fromentin, consiste à « exprimer l’invisible par le visible », force est de reconnaître que le réjouissant Paradis pictural auquel nous donne accès Mélina est largement révélateur d’un certain univers théologique. Mais le plus extraordinaire n’est-il pas que la restitution de chacune des figures savantes de celui-ci scelle la maîtrise picturale d’un problème particulier, sous les espèces d’un traitement adéquat de l’espace et de la couleur ? Certainement ! Et c’est pourquoi, matière à réflexion sans doute, nous serions presque tentés d’annoncer que l’espace, la couleur et les figures du Paradis céleste pourraient être homologues à ceux du Paradis de la peinture.

 

Roger Sciberras, Galerie Bôkaz, Novembre 2011

 

2 - Le veilleur ou l'art des couleurs du jour et de la nuit de Mélina

Le Veilleur - Acrylique sur toile 100 x 100

Comme chacun sait, représenter la nuit ne va pas de soi car si la ligne et la couleur n’apparaissent jamais sans la lumière, cette dernière ne s'exprime jamais en tant que telle ; elle ne se montre que par la couleur, qui alors irradie. Aussi comprend-on que la question phénoménologique de la lumière soit constitutive de l’essence même de la peinture et de ses difficultés : comme Dieu ne se montre pas, sauf par la création du monde où il se donne, la lumière picturale ne vient à l’être que par le travail du peintre lui donnant des formes colorées pour se refléter. Il n’y a rien d’étonnant, dès lors, à ce que les peintres relevant le défi de la nuit soient des maîtres de la couleur, comme le souligne au mieux l’histoire de l’art, de Giotto (Le rêve d’Innocent III) à Van Gogh (Nuit étoilée sur le Rhône) en passant par Rembrandt (La Ronde de nuit). Dans cet esprit, ne pourrions-nous pas suggérer qu’avec Le veilleur, dont l’étrange lumière nocturne tranche avec les tons luxuriants des autres œuvres exposées, Mélina a entendu elle aussi relever le défi d’une peinture de la nuit ? Pourquoi pas, si l’on considère son talent de peintre de la couleur.

 *

S'il est manifeste que, d’une toile à l’autre, Mélina ne se prive pas d'exploiter le riche fond naturaliste et poétique de couleurs que lui offrent les Caraïbes, il est tout aussi patent qu’elle ne reste pas prisonnière du réalisme de la représentation ; elle se donne même une très grande indépendance par rapport au réel, afin de conférer aux formes et couleurs de celui-ci une valeur plastique encore plus forte. 

Bénéficiant à cet égard d’une profonde culture picturale, Mélina se plaît surtout à parcourir le chemin de l’art moderne emprunté par les peintres de la couleur l’ayant précédée dans cette voie. Mais si elle désire revisiter les Caraïbes avec eux, c’est à sa façon qu’elle entend le faire. Ainsi en va-t--il avec la référence à Picasso, largement présente dans son œuvre, comme en témoignent son attrait pour la structuration des visages, son goût pour la composition frontale et l’emploi des aplats monochromes ; mais cette référence n’est que de l’ordre du clin d’œil anecdotique, puisque Mélina, de s’affranchir radicalement du détourage des motifs propre au cubisme, est en rupture avec ce mouvement. C’est alors au lyrisme de Kandinsky et de Miro que nous pourrions avec elle nous arrêter ; mais le risque serait grand d’être aussitôt désavoués car si ces derniers s’entendent à briser la ligne, Mélina est au nombre des peintres qui la servent. Tenante de la ligne souveraine, il y a du Modigliani en elle. Cependant, contrairement au peintre de Montmartre, dont la palette, économe, se limite à de grandes surfaces noires, grises et abricot, Mélina aime les coloris riches et multiples. Aussi paraît-elle plus proche de Matisse - auquel Les mandarines de l’exposition rendent d’ailleurs expressément hommage - partageant sans conteste avec lui le sens de la couleur, qui n’est jamais donné mais toujours à inventer. A tout prendre, et parce que l’art de Mélina est unique en son genre, sans doute est-il tout simplement bienvenu de dire qu’elle ne convoque les œuvres de ses devanciers que pour en faire, à l’instar d’un langage, une heureuse syntaxe picturale dont elle use comme d’une grammaire génératrice de lignes et de formes au service de la composition et de la couleur.  

 *

Mais n’est-ce pas justement de son art de la composition et de la couleur dont il faut partir pour jouir pleinement de ce portrait de nuit qu’est Le Veilleur ? Assurément car, en l’absence de lumière diurne permettant aisément de structurer l’espace, notamment pour y inscrire une quelconque perspective, tout est ici construit par le biais des pigments : l’illusion de la profondeur, bien sûr, qui repose sur la seule distribution des valeurs ! Mais aussi la part la plus difficile du portrait : les mouvements de l’âme qui en font l’attrait ! 

On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que l’espace, entièrement occupé par le visage du veilleur, soit uniquement constitué par le jeu des tons chauds, qui avancent, et des tons froids, qui reculent, leur opposition donnant au portrait son dynamisme pictural, voire psychologique. Portées par les couleurs chaudes, le rouge et le jaune, les lèvres sensuelles et souriantes du veilleur ne laissent pas en effet d’avancer vers nous ; et elles avancent d’autant plus que son visage excède les limites du cadre, ce qui donne l’impression qu’il en sort, comme si la nuit l’obligeait à s’approcher de nous pour se montrer et nous voir. En revanche, avec ses couleurs froides, la partie haute du visage reste en retrait. C’est le lieu de la profondeur du regard, celui, mélancolique, que le veilleur dépose sur nous tout en appelant le nôtre ; il nous assigne même pour cela une place, celle que la division verticale légèrement décalée du portrait nous impose pour croiser son regard, afin d’y lire ce qu’il a à nous dire. Et le plus extraordinaire, c’est que l’on peut en entendre quelque chose, du fait que les sentiments spécifiques de la nuit sont universels, mêlant l’angoisse et la volupté, le qui-vive et la liberté, le rêve et la réalité. En l’occurrence, Le veilleur ne nous révèle-t-il pas d’ailleurs plus de choses sur nous-mêmes que sur lui ? Sans doute car son regard bienveillant est certainement aussi, tant son insistance est prégnante, un regard interrogateur sinon inquiet à notre endroit. On pourrait même se demander s’il ne nous obligerait pas à un retour sur soi métaphysique, la nuit, mieux que le jour, permettant de se pencher sur ce que nous sommes, l’intimité de chacun recelant l’universalité et les limites de notre condition. 

*

Ainsi, et à tout considérer, sans doute convient-il de dire que Mélina, peintre de la couleur s’il en est, ne pouvait manquer d’exceller dans l’art de faire venir la nuit à la lumière, le talent étant ici de savoir exploiter le peu de coloris offert par le monde de la nuit pour donner forme à celui-ci. Au demeurant, pour aller plus loin, peut-être faudrait-il ajouter que Le veilleur délivre de surcroît à ceux qui le contemplent une belle leçon d’esthétique : à savoir que la beauté de l’œuvre, pour surgir sous les espèces de la composition et de la couleur, requiert autant la présence de la nuit que celle de la lumière, car c’est assurément d’un néant créateur, symbolisé pourquoi pas par l’obscurité, que l’artiste fait naître l’œuvre attendue par son public. Ce qui est vrai de la lumière l’est donc autant de la nuit ; et c’est pourquoi, le peintre tenant du démiurge, il est bon de parler de chromophanie comme on parle de théophanie, de création picturale du monde de la couleur sur le modèle de la création théologique de l’univers.

 

 

Roger Sciberras  

Exposition de Béatrice Mélina à la Galerie d’Art Bôkaz 

Paris, septembre 2011.