1 - Abstractions naturelles
2 - Création de la nature et force de la création
3 - Nature, folie et ironie picturales
4 - Des autres couleurs à l'Autrenoir
Les Abstractions naturelles que Pougatch nous offre cet automne ne laissent pas de provoquer une contemplation insistante et même sans cesse renouvelée. Ne serait-ce pas parce qu’elles instaurent un jeu harmonieux dont on souffre à se défaire entre les deux catégories antinomiques que sont l’abstraction et la nature ? On peut le penser.
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De la peinture abstraite sinon du cubisme, les œuvres exposées partagent en effet souvent les traits essentiels : géométrisme des formes, frontalité de la composition, aplats monochromes et détourage des motifs. Pour autant, les œuvres en question ne se départissent jamais du réalisme qui, traditionnellement, prévaut dans la représentation de la nature et du vivant : richesse des espèces, foisonnement des lignes et des courbes et profusion des couleurs dans un espace à trois dimensions. Aussi la contemplation des Abstractions naturelles nous renvoie-t-elle d’un pôle à l’autre, l’abstrait et le figuratif s’appelant et se complétant harmonieusement : si la ligne se perd dans un riche champ chromatique, la distribution des valeurs ne manque pas d’y suppléer pour sauver la figure qui menace de disparaître ; lorsque la perspective fait défaut, la lumière du premier plan engendre une profondeur des fonds supportant un espace multidimensionnel ; toujours, en cas de besoin, une large palette de couleurs chaudes tempère ce que l’abstraction peut avoir de rigidité expressive. Bref, plantes, fleurs, feuillages ou animaux, tout est ici construit, composé et inventé ; et pourtant rien n’est étranger à ce que la nature montre spontanément d’elle-même.
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Ainsi donc, l’écart entre le réalisme de la représentation et le constructivisme de l’invention se maintient ; et c’est pourquoi nous sommes sans cesse renvoyés de l’un à l’autre. Mais n’est-ce pas précisément ce qui confère aux Abstractions naturelles de Pougatch le charme qui est le leur ? Assurément, si l’on en juge par les difficultés que l’on éprouve à les quitter pour en dire quelque chose. On ne peut en effet s’arracher à leur contemplation qu’en articulant quelques mots, presque toujours les mêmes : « C’est beau … c’est beau … c’est vrai que c’est beau ! ».
Roger Sciberras Exposition Abstractions naturelles de Pougatch à la galerie Le Cheval de Sable Paris, septembre 2004.
Mauzun soleil couchant ! C’est une peinture du midi abritant aussi l’ombre du soir la plus inquiétante, un lieu où se conjuguent des forces antagonistes de l’univers. C'est ce que montre en effet au mieux le magnifique tableau que le visiteur de Nature Forte, la nouvelle exposition de Pougatch, ne devrait pas manquer d’isoler. Aussi sera-t-il tout aussitôt frappé par ce qui, dans cette œuvre mise en exergue par l’artiste, donne sa pertinence au titre de l’exposition d’Egliseneuve-près-Billom : une représentation proprement picturale de la force créatrice de la nature ne laissant pas de faire écho à la création artistique du peintre.
Appréhender le monde sensible, ses objets et ses êtres pour en restituer l’essence, le ressort interne ou le for intérieur, telle est la difficulté de la peinture ! A l’aune de ce réquisit, c’est de manière étourdissante que Pougatch nous fait saisir par l’art ce qui relève le plus souvent d’un discours plus ou moins abstrait : la force dont la nature est habitée ! Dans Mauzun soleil couchant, le déploiement de cette force n’est-il pas de bien des façons partout présent ?
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Sans doute ! Et d’abord sous les espèces de la couleur, avec la force et l’intensité de certaines d’entre elles, dans le ciel et au centre du paysage : vivacité des bleus, luminosité des jaunes, clarté des verts ... ! Plus que des blés et des prés, on y voit des champs de lumière nés de l’union de la terre et du soleil ! Mais il y a aussi, très appuyés, les tons sombres et mats du premier plan contrastant avec les bandes lumineuses et vives du niveau supérieur. Aussi les tons en question font-ils naître pour le moins quelques interrogations. Ceux-ci n’exprimeraient-ils pas, en effet, les dangers de la nuit et ceux, encore plus obscurs, gisant dans les profondeurs de la terre ? Autrement dit, la nature ne produirait-elle pas ici le pire comme le meilleur ? Outre les couleurs, l’espace pictural semble le montrer au mieux.
Il faut dire, en effet, que la construction de celui-ci repose sur l’opposition et la mise en tension des deux éléments antagonistes précités : le pire, l'obscur, est sur le versant escarpé de la colline, là où un ciel presque noir semble lutter avec succès contre la poussée terrestre ; le meilleur est sur l’autre versant, celui où un riant coteau se déploie sous un ciel azuré et blanc. La mise en tension de cet espace complexe ne paraît d’ailleurs pas fortuite, en ce sens qu’elle se conjugue avec la perspective plurielle bien particulière du paysage : la distribution des valeurs entre les lignes de force horizontales confère au tableau sa profondeur classique ; mais la répartition des nuances et des couleurs autour des deux versants de la colline double la profondeur d’une perspective oblique, voire verticale, dont le point de fuite est si éloigné qu’il semble avoir pour ressort les forces telluriques qui sourdrent partout dans le paysage, et jusqu’au château juché au sommet de la colline.
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Par le trait et le dessin qui lui donnent sa force, le château de Mauzun vaut également le détour, mettant lui aussi en évidence le puissant dynamisme créateur de la nature. Mais ne serait-ce pas parce que ce château fort est en même temps un château faible ? Assurément, si l’on considère que toute construction, même fortifiée, est condamnée à disparaître, alors que la nature, elle, se renouvelle sans cesse. Les différences que l’on rencontre dans la façon dont l’édifice et la nature sont respectivement rendus par le trait et la touche du peintre témoignent d’ailleurs de cette opposition. L’édifice est un produit de l’industrie ! Son traitement fait donc l’objet d’aplats quasi monochromes et d’un tracé presque géométrique. Les champs et les bosquets constituent, eux, une réalité organique ! Ils sont donc comme il convient figurés par des taches de couleurs donnant au tableau l’épaisseur constitutive de sa chair.
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A tout prendre, n’est-il pas suggestif que le travail de Pougatch sur la force créatrice de la nature se trouve rejoindre la question de savoir comment opère la création artistique ? La passion du peintre de donner forme au monde n’est-elle pas en butte à des résistances et des tensions homologues à celles habitant l’univers ? Cette interrogation n’est pas déplacée car elle n’a pas pour objet de percer le secret du démiurge, ni celui de l’artiste ni celui de la nature. Elle est pertinente car sa réponse, limitée à l’art du peintre, n’est pas étrangère au tableau : c’est par le traitement de la couleur, de l’espace et du trait, c’est-à-dire des moyens strictement picturaux, que sont ensemble montrées la création de la nature et celle de l’art, une cosmogonie se muant en peinture et inversement. Aussi les visiteurs de l’exposition de Pougatch devraient-ils être nombreux à dire que sa Nature forte est aussi une « peinture forte », ce qui est une autre façon de parler de la force de l’art dans la création du beau.
Roger Sciberras
Exposition Nature Forte de Pougatch à Egliseneuve-près-Billom
Juillet 2005.
Suivant la belle formule d’Eugène Fromentin, « Peindre, c’est exprimer l’invisible par le visible ». Ainsi Pougatch, peintre de la nature s’il en est, ne laisse pas de nous dévoiler tout ce que celle-ci recèle de beauté. Il le fait au gré de ses différentes expositions, chacune d’elles déclinant un thème propre à nous faire saisir une dimension oubliée sinon cachée de la nature, sans pour autant omettre de magnifier ce que cette dernière montre spontanément d’elle-même : variété des formes, foisonnement des lignes et des courbes, profusion des tons et des couleurs, etc.
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L’an passé, avec Abstractions naturelles, Pougatch nous restituait ce que la nature comporte d’éléments ordonnés et même cubistes, du géométrisme des formes aux perspectives plurielles en passant par la ligne brisée et les aplats monochromes. Cet été, Pougatch abordait le thème de la Nature forte. L’architecture plastique de sa composition, rendue par des empâtements larges et un certain constructivisme, était alors renforcée d’un traitement pictural apte à nous faire appréhender la force de la nature ainsi que la diversité et la tension du vivant : richesse du coloris, multiplication et enchevêtrement des tons, des traits et des nuances, travail nourri de la pâte donnant à l’œuvre sa consistance charnelle.
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Avec Nature folle, Pougatch va encore plus loin dans sa démarche consistant à interroger picturalement la nature. La titulature ironique cernant l’ensemble de ses compositions - Mousses folles, Feuilles oiseaux, Tulipes ivres, etc. - n’est-elle pas en effet le résultat de ce questionnement ? Assurément, si l’on considère qu’au sens socratique du terme l’ironie n’est pas un ricanement mais un moyen destiné à faire advenir le vrai. La nouvelle exposition de Pougatch révèle donc au mieux ce qui donne à ses œuvres l’attrait qu’on leur connaît, à savoir que sa peinture ne se contente pas de rivaliser avec la nature : elle s’ajoute à la nature pour aider celle-ci à mieux se montrer, y compris dans ses dimensions les plus folles. Comme l’expose cet automne Pougatch, la Nature Folle n’est pas la moins belle des natures !
Roger Sciberras
Exposition Nature Folle de Pougatch à la galerie Le Cheval de Sable
Paris, octobre 2005.
L’élection du noir, dit-on couramment, ne favorise pas l’expression picturale, du fait que la couleur n’émerge qu’avec la lumière, qui n’apparaît jamais en tant que telle ; elle ne se montre que par la couleur, qui alors irradie, et ne laisse pas de faire surgir les formes qui, s’y inscrivant, structurent l'espace.
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On ne saurait cependant s’empêcher de se demander, en parcourant l’Exposition de l’Eglise de la Madeleine, allant ainsi des Autres couleurs à l’Autrenoir, si un tel propos sur le noir ne manquerait pas d’être considéré par Pougatch comme une simple doxa sans intérêt. N’y constate-t-on pas, en effet, invalidant ledit propos, qu’après un long exercice de la peinture de plusieurs années, l’Autrenoir, chez lui, l’emporte désormais sur Les autres couleurs ?
Ne serait-ce pas au demeurant ce que proclame à dessein, revisitée en noir, la double mise en abyme des Ménines de Vélasquez et de Picasso que le peintre nous livre ? La place majeure dont elles jouissent dans l’accrochage pourrait en être un premier indice. Mais il y a plus si l’on considère qu’une mise en abyme est toujours une manière d’exhiber ce qu’est l’essence de la peinture. Et à suivre cette orientation, peut-être pourrait-on aller jusqu’à dire que la leçon d’esthétique que nous offre à cet égard Pougatch tient en une vérité fondamentale : le noir est premier, et il est à ce titre l’univers des possibles, ceux qu’il permet d’accueillir en laissant, par ses atténuations et ses retraits, les autres tons et valeurs s’offrir à la lumière !
Pour Pougatch, partir du noir, c’est ne pas y rester ; c’est au contraire toujours peu ou prou ouvrir le monde, l’engendrer, le faire venir à l’être par la lumière qu’il choisit d’y laisser entrer, ce qui passe par l’emploi de différents procédés de traitement du noir dont il a la maîtrise, et qui vont de la technique des stries aux variations dans l’épaisseur de la matière peinte, sans oublier les ruptures de touches et de luminosité, voire, ici ou là, l’admission minimaliste, ou en un seul trait affirmé, d’une couleur primaire. N’est-ce pas d’ailleurs, là encore, ce que montrent au mieux ses Ménines, qui, en cela hautement expressives, laissent venir à nous quelques pointes de jaune et de bleu et, à bien y regarder, peut-être même de rouge ?
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Cette ouverture du monde est alors un véritable délice ! Et s’il n’est pas inexact de dire que le Beau est l’éclat du Vrai, alors il n’est peut-être pas vain de soutenir que, dans la création picturale, le noir mérite la place que Pougatch lui accorde, et qui n’est pas moindre que celle de la lumière, dont dépend la couleur. Le plus extraordinaire, à cet égard, n’est-il pas d’ailleurs d’observer que c’est ce que dit depuis toujours, paradigmatique de toute création, le texte de Genèse, à savoir que c’est par la séparation de la lumière et des ténèbres que Dieu fit naître le premier jour ?
Roger Sciberras.
Exposition de Philippe Pougatch
Des autres couleurs à l'Autrenoir
Eglise de la Madeleine
Paris, juin 2016