Pour l’édition 2010 de Monumenta, la nef du Grand Palais a été mise à la disposition de Christian Boltanski. Interrogé sur son projet, l'intéressé a répondu, dans une longue interview accordée à Richard Leydier dans artpress, qu’il y donnerait à voir, tout à la fois, une multitude de « personnes » et « personne », ajoutant que l’appellation donnée à son installation, Personnes, au pluriel, était précisément faite pour nous rendre présents des milliers de personnes disparues mais aussi pour nous faire saisir la présence de leur absence, le projet étant, à cet égard, de désigner « quelqu’un » et sa « négation », de traiter du passage entre « être » et « n’être plus », entre « personnes" présentes en grand nombre et plus « personne », lorsque ces dernières ont disparues.
Christian Boltanski, dont l’installation revêt les traits de ce qui pourrait être un opéra architectural, a donc opté pour le plus difficile : nous restituer quelque chose de la présence de ceux qui nous ont quittés pour mieux nous présentifier leur absence. Mais si la création artistique a le pouvoir de porter au jour ce que le monde comporte d’autrement irreprésentable que par l’art, pourquoi Christian Boltanski n’irait-il pas jusqu’à nous rendre tout à la fois présents et absents ceux qui sont partis à jamais ? C’est en tout cas vers eux qu’il nous invite à aller, qu’il s’agisse de se laisser guider par leurs signes de présence ou de se laisser toucher par ce qui, inscrit dans ces mêmes signes, nous fait subir l’épreuve de leur manque.
*
L'imaginaire où se nourrit le monde des arts montre, par le plaisir que nous y prenons, que nous appartenons à un monde où, d’une certaine façon, les signes de présence de l’autre valent pour sa présence effective. C’est vrai pour les personnages de roman mais également pour les choses promues en objet de jouissance esthétique par les arts plastiques. Aussi comprend-on que Christian Boltanski ait pu choisir, pour signifier la présence d’une multitude de personnes, de rassembler deux cent mille vêtements usagés de couleurs ternes, répartis en deux compositions. De la première, qui forme une montagne de vêtements haute d’environ dix mètres de haut et dont le faîte est en permanence soulevé et relâché par le grappin rouge vif d’une grue, Christian Boltanski dit qu’elle pourrait figurer le comportement d’un Dieu qui, sans animosité et en toute indifférence vis-à-vis du monde des humains, en piétinerait certains en remplissant son office. De la seconde composition, qui par des vêtements déposés bien à plats sur le sol dessine une série de carrés délimités par des poteaux métalliques et dont l’ensemble trace un grand parterre rectangulaire, Boltanski ne dit rien ; mais la configuration de cet ensemble, compte tenu de la pratique antérieure de l’artiste, ne peut manquer de suggérer, avec ses allées et ses carrés, l’installation d’un cimetière de vêtements.
Par l’usage qu’il fait des vêtements, l’artiste renoue en effet avec une démarche déjà suivie puisque, dans Canada, une œuvre réalisée en 1988, le thème des disparues des camps de la mort était lui aussi traité par le biais des effets personnels dont les victimes des nazis étaient dépouillées avant leur extermination. Il y ajoute cependant cette fois quelque chose de nouveau, mais qui va dans le même sens : la diffusion, dans les différents espaces de la nef, d’un enregistrement ayant consigné, symboles de vie et d’amour, le rythme et le son de nombreux battements de cœur de personnes humaines, afin que quelque chose de leur présence nous soit par ce biais restitué. Christian Boltanski s’en explique d’ailleurs dans l’interview précitée, pour souligner que l’emploi qu’il fait des vêtements et des battements de cœur révèle pleinement le caractère amphibologique du signe, la présentification signifiante d’un être disparu ayant également pour résultat de nous rendre son absence présente sous les espèces d’une béance laissée dans le monde par sa disparition.
*
En des termes qui ne souffrent aucune équivoque quant à sa volonté de faire advenir jusqu’à nous cette béance, Christian Boltanski indique en effet - le signe étant à sa façon la mort de la chose - qu’au-delà de la présence imaginaire que font naître les signifiants d’actualisation d’autrui, il faut prendre en considération l’absence que lesdits signifiants soulignent, un vêtement usagé, au même titre qu’une photographie, donnant sans conteste un portrait en creux de celui qui n’est plus là pour le porter. « Je pense, dit à cet égard Christian Boltanski, que la photo de quelqu’un, un vêtement usagé, un corps mort et maintenant un battement de cœur, c’est la même chose : un objet qui renvoie à un sujet absent. Dans un vêtement, il y a encore l’odeur, la trace mais plus la personne. Quand je collectionne des photos, des battements de cœur, ce n’est pas pour montrer la présence mais l’absence. Et plus on accumule des preuves de la réalité de quelqu’un, plus on montre qu’il est absent ».
Majeure, cette déclaration ne saurait passer inaperçue. Elle pousse en effet à se poser la question de savoir quels autres symboles Christian Boltanski a pu mobiliser pour nous signifier tout à la fois la présence et l’absence des disparus. La liste de ces symboles pourrait-être longue : le mur sur lequel sont dessinés des carrés numérotés serait-il celui d’un cimetière abritant des cercueils virtuels? Les néons dont les lumières éclairent sans interruption le parterre de vêtements veillent-ils sur ceux-ci comme s’ils veillaient en permanence des morts ? A l'opposé, le froid qui, à dessein, règne dans la nef, indexerait-il quant à lui, afin de nous la rendre sensible, ce qu’il en est de la chaleur de la vie avant qu'elle ne s'évanouisse? Enfin, les bruits qui règnent dans la nef, ceux de la grue et des battements de cœur, n’auraient-il pas pour objet d’évoquer, en les opposant, le vacarme de la vie et le silence de la mort ? A ces différentes interrogations, seul l’artiste pourrait répondre. Mais s’il est manifeste que l’installation, conformément d’ailleurs aux déclarations de Christian Boltanski faites à Catherine Grenier, commissaire de l’exposition, a été « conçue pour produire un puissant sentiment d’oppression » faisant que les gens, après s’être immergés dans l’espace de la nef, « éprouveront un soulagement en sortant » de celle-ci, il n’est pas interdit de penser que ce qui en fait l’inquiétant attrait vient de là : la jouissance que nous tirons du retour des disparus s’inverse, au cours de la visite, en quelque chose d'encore plus fort, et qui est l'angoisse d'un retour de l'Autre brisant notre quiétude, soit ici celle du "je n'en veux rien savoir" freudien, car l'Unheimliche, le sentiment d'inquiétante étrangeté, est attaché à ce que l'Autre que nous portons en nous recèle, et qui est ce qu'il y a de plus étranger et de plus familier.
*
A tout prendre, ne convient-il pas, dès lors, de retenir que l’installation de Christian Boltanski tient pleinement sa promesse de nous mettre en présence de « personnes» et « personne »? Assurément ! Et elle la tient même de manière inouïe car, l'angoisse n'étant pas sans objet, l'installation nous plonge dans une composition où le sensible le disputant à l’intelligible, nous pouvons approcher par l'art quelque chose de la réalité du manque, dont la quiétude recèle étrangement la présence de revenants.
Roger Sciberras
Paris, février 2010.