Le retour de l'Autre du symbolique

Le retour d’Harold Pinter au théâtre de l’Odéon

Le retour d’Harold Pinter au théâtre de l’Odéon

La critique dont fait l’objet Le Retour d’Harold Pinter est si abondante, surtout celle d’inspiration psychanalytique, qu’il paraît difficile d’ajouter quelque chose à ce qui s’imprime à son endroit. Peut-être serait-il cependant possible d'en faire une lecture autre que celle mettant l’accent sur la violence de la folie, car une telle lecture n’insiste sûrement pas assez sur ce dont il est question avec le retour du fils revenant dans sa famille, en compagnie de Ruth son épouse, alors que ladite famille va à vau-l’eau depuis la mort de la mère. D’aucuns pourraient en revanche, pour parler de cette famille et du retour qu'il s’y fait, préférer la voie phénoménologique, devenue aujourd’hui en toute chose dominante, encore que les deux approches peuvent sans doute être pertinemment convoquées.

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La voie phénoménologique est certainement celle vers laquelle un des personnages de Pinter, le fils, nous invite précisément à aller, puisqu’il y fait expressément référence. Interrogé sur ses travaux portant sur le sens du monde, le docteur en philosophie de retour chez lui n’indique t-il pas, en effet, que seul compte « le voir » ? «Vous ne comprendriez pas ! » dit-il. « Pour cela, il faut savoir voir ». En d’autres termes, il faut se mettre à l’école du phénomène, c’est-à-dire de l’apparaître (phainόmenon). Pour voir le monde - c’est la célèbre réduction phénoménologique - il faut cesser de le voir d’une manière naturelle et quotidienne. Le visible alors apparaît, qui figurait déjà dans ce qui était donné à voir mais n’était pas vu. C'est ce visible qui était jusqu’alors invisible que Jean-Luc Marion appelle très pertinemment l’invu.

En l’occurrence, bien des choses nous sont sans doute montrées par Harold Pinter. Et d’abord, assurément, le monde d’incompréhension et de violence dans lequel nous sommes tous impliqués mais sur lequel on ne s’attarde généralement pas, sauf quand il sourdre comme ici d’une manière difficile à supporter, avec des personnages littéralement psychopathes sinon déments. Pire : les mésententes et les agressions dont il est question entre ces derniers, ne seraient-elles pas précisément l’expression des blessures dont nous pourrions nous-mêmes être banalement les auteurs ? En bref, quelque chose d’un affrontement de tous contre tous plus ou moins familier ne nous serait-il pas soumis avec un brin d’ironie pour ne pas dire de ricanement ? Pourquoi pas ! Mais alors peut-être nous est-il aussi suggéré, sous la forme de deux questions, quelque chose touchant au phénomène théâtral, à son essence même, qui est de conjuguer, pour en faire un art du dialogue, la structure signifiante du texte avec la présence dramatique des acteurs (postures, mouvements, intonations de voix). La première interrogation, véritable gageure pour le comédien, serait peut-être de savoir s’il n’est pas plus difficile de jouer le rôle d’un caractériel profond dont le comportement a pour seul ressort psychologique de simples motions pulsionnelles à l’état brut, que d’interpréter le personnage tourmenté d’Hamlet qui, frappé d’inhibition, scrute longuement son for intérieur avant de passer à l’acte. Quant à la seconde interrogation, qui prolonge la première, ne pourrait-elle pas porter sur la difficulté à laquelle le metteur en scène sinon l’auteur ne saurait manquer d’être confronté lorsqu’il entend faire tenir ensemble des personnages dont la désocialisation est telle qu’il ne va pas de soi de les faire dialoguer à plusieurs voix, ce qui expliquerait alors, jalonnant la pièce, les nombreux tête-à-tête du père avec chacun de ses fils ?       

Une difficulté du même ordre surgit d’ailleurs, au moins en première approximation,  lorsqu’on envisage une approche de la pièce de Pinter en termes psychanalytiques. Le psychopathe n’offre pas, en effet, c’est le moins qu’on puisse dire, un terrain favorable à la psychanalyse, qui n’est pleinement efficiente que là où un refoulé ne se donne pas spontanément à voir mais se manifeste au contraire par un langage qui masque autant qu’il montre ce qu’il s’agit de signifier. Or, le quasi aliéné exprime plus ouvertement qu’il ne les refoule les forces pulsionnelles qui l’agitent, ce qui ne saurait manquer de fragiliser l’abord psychanalytique de la pièce : il est plus aisé de lire l’inconscient dans les tropes langagiers de Shakespeare que dans les injures d’Harold Pinter !   

En seconde approximation, cependant, cette difficulté pourrait être surmontée en prenant comme fil conducteur le concept de régression forgé par la théorie psychanalytique pour rendre compte de la survenue des troubles psychiques suivie, dans un second temps, d’une reconstruction symptomatologique plus ou moins stabilisante. Ainsi aurions-nous peut-être, en usant métaphoriquement de ce schéma, un Premier acte disant quelque chose d’une régression pathologique, et un Second acte montrant la salutaire réorganisation psychosociologique qui y fait suite.

La régression dont il s’agit est celle touchant, dans la famille, la gente masculine pâtissant d’un délitement des liens avec l’Autre depuis que la place de celui-ci a cessé d’être occupée par celle qui l’avait investie, soit l’épouse décédée de Max, la mère de ses trois fils. Pour dire les choses comme Max, « c’était une putain ; mais elle était la colonne vertébrale de la famille » ; et depuis sa mort, plus rien ne va pour les uns et les autres, chacun mène de son côté sa vie de caractériel, n’entre en rapport avec les autres que sur un mode plus ou moins violent. Ainsi en va-t-il désormais de la vie des membres d’un groupe en peine d’un Autre symbolique propre à les structurer socialement.

Or, toute régression s’accompagne, dans un second temps, d’une reconstruction dans le sens d’un nouvel équilibre psychique. Et c’est ce qui se produit au Second acte, où tout change. Une certaine vie sociale refait surface : on se réunit, on parle, on mange ensemble et on danse, pour le bonheur des personnages comme pour celui du metteur en scène qui, du fait que ces derniers maintenant dialoguent, peut leur faire occuper autrement l’espace scénique. L’arrivée de Ruth, qui prend la place de l’Autre, la défunte, en est la cause. Il faut dire qu’elle est, elle aussi, une putain. Le Retour n’est pas le retour du fils, mais le retour d’une femme dont la sexualité dicte l’organisation et le fonctionnement de la famille. Désormais, à l’instar de ce qui se faisait par le passé, la vie va se réorganiser autour d’elle et, qui plus est, à une puissance supérieure, puisqu’il est prévu non seulement qu’elle fasse le trottoir, mais encore qu’elle couche avec tous les membres de la famille dont elle assurera la direction. Seul le docteur en philosophie, son mari, sera exclu de cette jouissance, contradictoire avec le lien conjugal. 

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Mais cette exclusion n’est-elle pas précisément requise pour que le groupe reconstitué se maintienne grâce à la singularité psychologique de ses membres ? Il n’est pas interdit de le penser ! Et c’est pourquoi Le Retour apparaît comme une difficile mais belle leçon d’humanité, et non comme un théâtral exercice de cynisme. Cette humanité, c’est celle que recouvrent les personnages de la pièce, grâce au retour d’une figure tutélaire permettant l’abandon de leur délétère comportement et la reconstitution du lien social. De l’ordre de la fonction symbolique première, cette instance de tutelle ne se situe pas, en effet, toujours là où l’on a trop tendance à la chercher. Comme c’est le cas en l’espèce, elle peut être déplacée, c’est-à-dire prise en charge par un Autre, et même par quelqu’un de l’autre sexe, car, pour user du vocabulaire de Lacan, « le Nom du Père, on peut s’en passer, à condition de s’en servir », ce qui est un moyen de faire d'un symptôme insupportable un "sinthome" profitable unifiant la loi et la jouissance.    

 

Roger Sciberras

Paris, novembre 2012 

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