Peinture de l'Annonciation et Annonciation de la peinture

Fra Angelico, Annonciation, 1450, Corridor nord du couvent San Marco, Florence. Fresque 230 x 321 cm.

 

SI elle n’a pas été inventée à la Renaissance, force est néanmoins de reconnaître que c’est au quattrocento que la peinture a pris la tournure qui sera la sienne jusqu’au début du XXème siècle. 

En puisant dans la production des divers peintres de l’époque, la chose s’illustre aisément, qu’il s’agisse de mettre en évidence la naissance du réalisme de la représentation, l’existence du nouvel espace pictural ou le recul du symbolisme des couleurs.  

A elle seule cependant, et elle sort pour cela de l'ordinaire, L’Annonciation du corridor de Fra Angelico recèle tout ce qu’il importe à cet égard de retenir, sans qu’il soit besoin de convoquer la multitude d’artistes ayant inventé l’art de peindre au sortir du Moyen Age. 

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Illustrant la scène de L’Annonciation, épisode théologique majeur -  du fait que l’Incarnation est au cœur du christianisme -  la fresque du corridor nord du couvent San Marco à Florence n’a rien, en première approximation, d’une peinture révolutionnaire. Et peut-être cela tient-il à ce que son décor, même s’il tire une certaine majesté des larges arcanes du corridor, est simple et dépouillé : un jardin clos, une loggia ouverte, un tabouret et une chambre-cellule dont la fenêtre est grillagée.  

En seconde analyse, on ne saurait cependant manquer d’être frappé par la nouveauté qui, cohabitant avec l’ancienne manière de peindre, s’affirme avec force.  

Assurément en va-t-il d’abord ainsi en ce qui concerne le réalisme de la représentation des êtres humains. Synonyme des Temps modernes, le réalisme de la Renaissance s’oppose en effet au caractère hiératique et symbolique de l’art médiéval. En l’occurrence, le réalisme qui s’ébauche touche le visage et le corps de Marie et de l’Ange, qu’il s’agisse de leur regard, de leur anatomie et surtout de leurs gestes : le croisement de leurs bras sur leur buste respectif en guise de salut précédant toute parole est en ce sens, de même que l’inclination et le léger fléchissement de l’Ange, même si le drapé du vêtement habillant ce dernier conserve un peu de rigidité gothique. 

Le réalisme en question n’exclut pas cependant la présence de plusieurs éléments symboliques d’esprit plus médiéval. Parmi eux, il y a bien évidemment ceux permettant d’identifier immédiatement la scène et ses personnages, comme la robe bleue de Marie ou les auréoles de la Vierge et de l’Ange Gabriel. Mais il y a aussi, particulièrement révélateurs, les symboles porteurs d’une signification plus allégorique, et qui ont pour leur part fonction de montrer le mystère de l’Incarnation. C’est sans doute le cas du jardin puisque, dans le Cantique des Cantiques, l'Epoux compare l'Epouse à un jardin clos. Traditionnellement l’Eglise y voit même le lieu de la "germination" du Christ, qui est le nouvel Adam comme Marie est la nouvelle Eve, de sorte que ce jardin clos, nouvel Eden, devient un attribut de Marie en attente de devenir mère de Dieu. La cellule grillagée, où Marie s’assure de sa virginité jusqu’à la conception céleste, renforce d’ailleurs cette interprétation. 

Il faut également signaler, intéressant cette fois le réalisme historique, que la scène de l’Annonciation n’a pas pour décor un paysage ou un site urbain de Palestine au temps de Marie, mais une architecture du XVe siècle, celle précisément du couvent San Marco et du corridor où elle est peinte.  Mais, comme chacun sait, la convenance à laquelle est attachée la Renaissance s’accommode de ce qui pourrait passer aujourd’hui pour anachronique : si l’impropriété, l’improbabilité, l’irrévérence et l’immoralité ne sont pas recevables, il n’en va pas de même, en ce temps-là, de tout ce qui idéalise, ennoblit ou glorifie le sujet. Ainsi peut-on dire, pour exemplifier la chose, que l'architecture virginale du couvent San Marco est à la Vierge de L’Annonciation du corridor ce que les habits de cour sont aux personnages entourant le Christ aux Noces de Cana de Véronèse. 

Si, outre le réalisme des formes qui l'habitent, la peinture de la Renaisance devient aussi l’art de représenter sur deux dimensions ce qui est donné en trois dans le monde effectif, l’espace et la perspective de L’Annonciation du corridor retiennent là encore spécialement l’attention. 

L’espace qui ici commence à s’affirmer est déjà, avant la lettre, celui de la science galiléenne, c’est-à-dire un espace unique, homogène et divisible à l’infini ayant fait disparaître ce qui restait des lieux qualifiés du monde aristotélicien, ceux où, inhérents à leur essence, les divers êtres habitaient. La fresque comporte certes trois espaces : celui du jardin, de l’Ange et de la Vierge ; mais, par les grandes ouvertures des arcades, ces trois espaces tendent à n’en faire qu’un, pour appartenir à un même univers pictural. La Vierge, d’autre part, n’est plus, comme par le passé, picturalement cantonnée à l’Eglise, son lieu divin, et rivée à son trône ; elle en est sortie, assise sur un simple siège.  

Quant à la perspective, qui ajoute la profondeur à la longueur et à la largeur, il convient de dire qu’elle est en l’occurrence bien présente, et qu’il s’agit de la perspective linéaire inventée au même moment par Brunelleschi et formalisée un peu plus tard par Alberti. Elle est plus particulièrement marquée par la colonnade de gauche et le mur qui lui fait face, celui-ci et celle-là dessinant un point de fuite situé au-delà de la porte de la cellule de Marie. C’est d’ailleurs sans doute pour cela que, formant le second plan de la fresque, l’espace occupé par Marie est plus resserré que celui réservé à L’Ange et au jardin. Mais cette remarque sur l’emploi de la perspective linéaire par Fra Angelico en appelle une autre, portant sur la perspective hiérarchique ou symbolique du monde médiéval, celle organisant l’espace en fonction du rang des personnages représentés. On ne peut en effet s’empêcher de penser qu’en l’espèce cette perspective se maintient en partie car, contredisant le monde de la perspective linéaire, Marie est plus élevée que l’Ange Gabriel, alors que cela devrait être le contraire, du fait qu’il habite le premier registre de la fresque et elle le second.  

La couleur et la lumière, qui cumulent représentation naturaliste et représentation symbolique, sont elles aussi contradictoirement retenues par Fra Angelico. Ainsi apparaît-il qu’au-delà d’un certain réalisme naturaliste de la couleur, celui des arbres et de l’herbe, des ailes et des habits de l’Ange ou encore des vêtements de Marie, la fresque comporte, par son fond presque doré, quelque chose de la peinture sacrée d’origine byzantine. Dans le même esprit, on ne saurait manquer d’observer que l’Ange, en dépit de l’éclairage qui vient de la gauche, ne projette pas d'ombre, ce qui peut vouloir signifier que le peintre a entendu rappeler que l’Ange est de nature immatérielle.

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Ainsi, propre à justifier encore plus l’admiration dont elle fait spontanément l’objet, L’annonciation du corridor de Fra Angelico révèle au mieux, à elle seule et de manière visionnaire, ce qu’il en est, au quattrocento, du passage de la peinture gothique à celle de la Renaissance. Aussi n’est-elle pas qu’une annonce théologique : la peinture de l’Annonciation est aussi une Annonciation de la peinture !

Catherine Eudes et Roger Sciberras.

Mars 2011.